Ta mort a le droit de vote

Lundi, on a signé chez le notaire. Elle est à nous.
Pleine de pièces, une grange, un puits, un jardin, un verger et un charme fou.
Dans une vie ou le bonheur ne naitrait pas après un malheur, tu aurais pu y œuvrer dans le verger.
Là-bas, il me sera impossible de t'oublier.
Trop de choses y stimulent ton souvenir.
Un buis.
Un noisetier.
Un pêcher.
Des fleurs.
Un lilas.

Tu n'y partageras pas ta chambre avec maman et tu ne parleras pas de ta passion pour les vieux boulons rouillés avec le père de Smab.
Mon regard cherche et soulève des questions qui alimentent le silence quand j'essaie de t'imaginer devant ma vie actuelle.
Qu'aurais-tu dit ?
Aurais-tu aimé cet endroit ?
Qu'aurais-tu fait ?

S'il fallait comparer ton absence à une vie, ta mort serait majeure.
Mon chagrin aussi, ils sont comme frère et sœur.
Faux jumeaux.
Inséparables, comme ceux de Lucette, de la mume ou de sœurette.

Et cette salope de mémoire qui ne me lâche pas.
S'en ira-t-elle un jour vers un oubli qui apaisera ce manque de toi ?
Après tout, garder ton souvenir, c'est aussi une façon de ne pas commencer à mourir.
Un moyen d'être, peut être mal, mais être quand même.
Ton absence aussi au mariage de ton autre fils fut pénible.
Je ne peux te dire combien ce fut difficile d'être là.
Ces regards... cette famille dont je m'éloigne pour vivre parce que je sais ce que je suis pour eux, par toi, à cause de toi, grâce à toi, pour toi.
Mais sans toi.

Une de tes sœurs m'avait parlé de toi lors d'un anniversaire en des termes que je ne pouvais pas comprendre.
Ils étaient les mots d'une femme qui avait été ta sœur, qui te voyait comme un grand, par l'âge, par le caractère et par une forme de sagesse, d'aînesse qui reste encore maintenant comme une sorte de droit divin collé à notre nom.
J'avais de toi l'image d'un père.
Elle me parlait d'un homme.
J'ai aussi entendu quel oncle tu étais.
On peut dire que tu as laissé un héritage affectif assez impressionnant.
Ce n'est qu'un héritage, mais j'en suis fier, je ne le revendique pas, il est moi, il est lourd mais je le garde.
Je voudrais un jour pouvoir me dire serein, apaisé, mais ça ne serait plus vraiment moi, on se douterait que je ne vais pas bien.
Alors que t'imaginer là-bas est impossible, je ne pourrais que t'y suggérer, y vivre ta présence comme au travers d'une fiction, suivre ton regard se perdre dans la contemplation d'un fruitier, sourire à t'imaginer pestant contre une mécanique rebelle, essuyer une larme qu'un nouveau silence aura fait apparaitre.
Je vais y vivre sans doute ce que tu aurais vécu ailleurs si ta vie trop courte ne nous avait pas privé de toi et je t'y ferai une place, près de nous.
Si l'on comparait ton absence à un vie, ta mort serait majeure aujourd'hui...

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